Guerre et Térébenthine

Stefan Hertmans 

Traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin

Gallimard, « Du monde entier », 2015

 

La montre cassée

 

Stefan Hertmans est un écrivain et essayiste né à Gand en 1951. Il raconte dans ce récit l’histoire de son grand-père maternel, Urbain Martien (qu’il faut prononcer Martine car c’est l’équivalent de Martin en flamand), qui commence à la fin du XIXe siècle et s’achève en 1981. Tout le début du livre montre la difficulté à s’affronter à cette histoire, d’abord retracée dans deux cahiers par Urbain lui-même, qui les a transmis à son petit-fils : « Pendant plus de trente ans, j’ai conservé sans les ouvrir les cahiers où soigneusement, de son écriture incomparable d’avant-guerre, il a consigné ses souvenirs ; il me les a donnés quelques mois avant sa mort en 1981. Il avait alors quatre-vingt-dix ans. Il était né en 1891, sa vie semblait se résumer à l’inversion de deux chiffres dans une date. » Cette vie minuscule est magnifiée dans cette très belle écriture qui, par sa mélancolie et sa méditation sur le temps et la mémoire, fait penser à W. G. Sebald, cité en exergue de la troisième partir du livre. Comme dans les livres de l’écrivain allemand mort en 2001 et auteur d’Austerlitz notamment, on trouve de nombreuses photographies en noir et blanc qui viennent dialoguer avec le texte de manière très émouvante. L’archive est décrite avec précision ; le second cahier est entièrement consacré à la Première Guerre Mondiale, et notamment à la bataille de l’Yser : « Dix-sept années de travail pour produire au total six cents pages d’écriture. Il avait encore si bonne mémoire et retenu tant de détails que je ne vois pas d’autres explications qu’une forme de lucidité traumatique ; les détails dans le deuxième cahier, au regard du premier, montrent qu’il vivait de plus en plus dans les tranchées du souvenir. Toute sa vie, il est resté attaché aux détails […]. Sur la dernière page, il y a une page à travers laquelle du liquide semble avoir goutté ; un trou s’est formé autour duquel d’un côté est écrit le mot soir et de l’autre le mot panique. » On voit sur ce seul exemple la qualité remarquable de la traduction d’Isabelle Rosselin, qui doit être saluée comme un hommage rendu aussi bien à l’auteur qu’à son aïeul, et qui participe sans doute de l’effet envoûtant et lancinant de cette prose superbe et ample. Toute l’entrée dans le livre renvoie à l’impossibilité de l’écrire, et le lecteur comprend qu’il a entre les mains l’œuvre d’une vie aussi bien que la vie à l’œuvre, où la mort et la disparition occupent aussi une grande place : « J’avais décidé de ne lire ses mémoires que lorsque je pourrais y consacrer tout mon temps, partant du principe que la lecture du contenu produirait un tel effet sur moi que j’aurais aussitôt envie d’écrire l’histoire de sa vie, que je devrais me sentir libéré d’autres mots, ne rien avoir à faire pour me mettre à son service. […] J’étais aussi en proie à une peur de l’échec qui me paralysait. Sans compter qu’en me remémorant un certain nombre de ses histoires, telles que je l’avais entendu les raconter autrefois, et en commençant à comprendre seulement à ce moment-là les véritables causes et circonstances de beaucoup de choses, j’étais envahi par un sentiment d’impuissance et de culpabilité. Je perdais donc encore de précieuses années, me consacrais avec zèle à une multitude d’autres tâches et contournais les cahiers, patients témoins silencieux contenant son écriture élégante, soigneuse, d’avant-guerre, tel un modeste reliquaire. »

C’est une véritable lutte contre le temps qui dit aussi la difficulté de toute élaboration littéraire, même si les sources sont abondantes, ou plutôt surtout si elles le sont : « Ce travail me confrontait à la douloureuse réalité de toute œuvre littéraire : je devais d’abord me guérir de l’histoire authentique, la libérer, avant de pouvoir la retrouver à ma manière. Mais le temps pressait plus que jamais et j’avais, d’une manière ou d’une autre, acquis la conviction que je devais terminer ce travail avant le centenaire de la Grande Guerre, sa guerre. Mon combat avec son souvenir. » Stefan Hermans a gagné son combat, puisqu’il a publié son livre en 2013 (il a été traduit en une quinzaine de langues, notamment en français en 2015). Pour se servir des cahiers sans s’y asservir, il a trouvé des solutions littéraires et narratives, notamment dans le choix de la voix narrative : son grand-père apparaît d’abord à la troisième personne dans la première partie ; puis il prend en charge le récit de la guerre, à la première personne, dans la deuxième partie, avant de redevenir l’objet du récit dans la troisième partie qui renoue avec la troisième personne, réservant la première aux interventions et réflexions de l’auteur. Ces choix permettent de suivre le jeune homme de vingt-deux ans sur le champ de bataille. Il est toujours le premier à se porter volontaire lorsque son commandant, un Wallon, francophone, a besoin d’un soldat pour partir en reconnaissance. À deux reprises il est grièvement blessé. Alors qu’il est soigné à Liverpool, il entre par hasard dans « une sorte de monastère avec une petite église » pour faire une prière. C’est alors qu’intervient un de ces magnifiques épiphanies du récit, car Urbain découvre une fresque restaurée par son père Franciscus avant la guerre, et avant son retour à Gand où il meurt rapidement, ce qui plonge sa femme Céline dans un grand désarroi : « Je montais les deux marches qui menaient à l’autel, le contournai et sentis un choc électrique me parcourir le corps : le saint avait incontestablement le visage de mon père. Je n’en croyais pas mes yeux, mais il était là – il s’était représenté ici, où nul ne pouvait le lui reprocher, persuadé que personne ne le saurait ou ne s’en apercevrait jamais. Ici, loin de ceux qui le connaissaient, mon père s’était immortalisé sous les traits de son saint patron… C’était son visage, quelques mois avant sa mort, une mort que peut-être il sentait déjà rôder dans son corps maigre. […] À droite du saint se tenait un jeune berger, et je reçus un nouveau choc. C’était indéniable : ce garçon qui tendait gentiment la main au saint – il avait mon visage. » C’est une leçon pour le jeune soldat, qui saura s’en souvenir toute sa vie et sera amené à son tour à dire ses secrets dans les tableaux qu’il recopie : « Jamais je n’ai pu oublier l’impression qu’a produite sur moi la découverte de cette fresque lointaine, perdue. Peut-être m’a-t-elle même amené à être l’homme que je suis devenu, hésitant entre une vie bien remplie, difficile, et la peinture, silencieuse, qui m’a apporté l’apaisement. » Le lecteur est plongé dans le corps et dans la conscience traumatisée de ce héros ordinaire, et au plus près de ces détails qui font le tissu de la vie : « Je m’agrippe à tout ce qui me relie encore à ma lointaine jeunesse : la montre de mon père, qui par le plus grand des miracles marche encore. Elle tictaque dans la poche de mon manteau comme un deuxième cœur, et quand je la prends dans mes mains, je vois devant moi la fresque à Liverpool, et je parle dans mes pensées avec mon père, jusqu’à ce que mon cœur s’apaise et batte au rythme apaisant de sa montre. » De cette montre, il a déjà été question dans la première partie du livre : « Il y a aussi des objets qui ont disparu, mais hantent d’autant plus ma mémoire. A cet égard, le souvenir de la montre en or qu’il m’a offerte pour mes douze ans est sans doute le plus douloureux et le plus récurrent. » En effet, l’enfant, quand il reçoit cette montre en cadeau, la lâche sur le parquet où elle se brise. L’écriture du livre semble être alors une façon de réparer la montre, de remonter le temps, de reconnaître une dette. C’est une montre qu’Urbain avait héritée lui-même de son père, comme en témoigne ce passage en italiques, juste après la mort de Franciscus à l’hôpital et son enterrement, sur la réaction de la mère : « Elle monte l’escalier, entre dans sa chambre, ferme la porte. Une demi-heure plus tard, elle redescend. Je suis assis, les mains entre les genoux, et je regarde fixement dehors. Tiens, dit-elle. Elle me donne la montre en or de mon père, la montre à gousset que j’étais allé chercher au Mont-de-Piété. Prends-en soin, Urbain, c’est le seul souvenir de famille qui nous reste. Elle disparaît de nouveau en haut, ne se montre plus jusqu’au lendemain. » Il est suivi immédiatement par une notation de l’auteur, ce qui fait que les générations se nouent autour de cet objet cassé et finalement réparé par l’écriture, sans que la culpabilité puisse vraiment disparaître : « Après avoir tapé les pages qui précèdent, je n’ai pas pu trouver le sommeil, une fois couché, et j’ai vu durant la nuit leur époque, leur monde disparu, leurs silhouettes surgir devant moi, par une matinée enneigée du nouvel an, les voilà qui entrent, les cinq enfants de Céline et Franciscus, des personnes déjà âgées dans mon enfance. » Le soldat qui dit faire régner la discipline chez les autres n’est pas dupe du personnage qu’on le force à jouer : « Une pensée me traverse parfois l’esprit : comme je suis loin de ce que j’aurais voulu devenir ! »

C’est dans son adolescence, alors qu’il travaillait dans une fonderie, que lui est venu le désir de peindre, après sa visite dans une fabrique de gélatine, scène que Stefan Hertmans décrit comme une épiphanie saisissante : « Il se rappelle un des vieux livres que feuilletait son père, en particulier un certain tableau qui l’avait marqué quand il était enfant : une carcasse de taureau, peinte par le célèbre Rembrandt. Ce tableau représentait une chose dont on ne pouvait dire qu’elle était belle en soi, mais qui était transmuée en spectacle puissant et beau. Cette contradiction le ronge, au plus profond de son être. Il prend lentement conscience, tandis qu’il fixe la bouche mugissante du four à la fonderie et que les projections dansent autour de lui comme des lucioles, que le choc provoqué par sa répugnance face au tas apocalyptique de viande pourrissante remplie de regards morts a éveillé quelque chose qui l’attire, qui le fait souffrir, qui ouvre en lui un nouvel espace – que pour la première fois est né en lui un désir qui semble le dépasser. C’est le désir de dessiner et de peindre, et dès l’instant où il s’en rend compte, juste au moment où il serre une fois de plus entre ses mains une de ces lourdes cuillères remplies de fer en fusion, il a l’impression de sentir ses genoux fléchir. Sa soudaine prise de conscience l’assaille avec une force intense, empreinte d’une certaine culpabilité. » Les cahiers du grand-père couvrent la partie de sa vie qui s’arrête après la Première Guerre, et son petit-fils entreprend de la raconter à partir de ses souvenirs et des récits familiaux, car il en a peu de traces : « Le galet présentant la scène de Rapallo est par conséquent mon seul talisman concernant ses voyages, et les pierres se taisent, comme chacun sait, dans toutes les langues. Étant donné que ses mémoires ne vont que jusqu’en 1919, les deux tiers de sa vie se dissimulent dans ce silence. » La photographie de ce galet peint, à côté d’un stylo, fait naître chez le lecteur une émotion très vive, tout comme la découverte d’une Vénus de Vélasquez, parmi les copies de tableaux auxquelles Urbain s’est consacré : il lui a donné le visage de Maria Emelia, son grand amour emporté par la grippe espagnole en 1919, dont il a épousé la sœur, Gabrielle : « Ce qui semblait être une imitation dissimulait l’original de sa passion : la charade de la peinture devenait ainsi l’allégorie de l’amour caché qu’il n’avait jamais pu oublier. Certaines personnes ne vivent jamais assez longtemps pour surmonter le choc de l’amour, même lorsqu’elles atteignent presque cent ans. Je comprends seulement maintenant pourquoi cette peinture est restée des décennies dans le grenier: la dévote Gabrielle a dû être épouvantée en la voyant. Qui sait, peut-être ce portrait de sa sœur en Vénus nue, ce blasphème de l’amour conjugal, était-il la véritable raison de son rejet sexuel. Je ne le saurai jamais. »

Toute la fin du récit est consacrée à une méditation sur les autoportraits ratés du grand-père qui a su toutefois se représenter dans une copie de l’Homme au casque d’or, longtemps attribué à Rembrandt : « La vérité de la vie se cache souvent dans des endroits que l’on n’associe pas à l’authenticité. La vie est en cela plus subtile que la morale des gens et leur dogmatisme. Elle œuvre comme ce peintre copiste qui, en se servant des apparences, représente la vérité. » La tension qui s’exprime dans le titre du livre semble se dénouer par sa répétition et son explication à la fin : « ce ballottement entre le militaire qu’il avait été par la force des choses et l’artiste qu’il aurait voulu être. » Il s’agit là d’un grand livre sur un homme apparemment très ordinaire que l’écriture fait sortir de l’atonie de son existence, en articulant de manière pudique et délicate, ses secrets les plus intimes et les mieux gardés avec la tragédie historique que fut la Première Guerre. C’est aussi une manière de rendre hommage à toute une génération sacrifiée et à ceux que, parce qu’ils n’ont pas la parole, on soupçonne de ne pas avoir de vie intérieure, ni d’émotions, qui seraient alors réservées aux classes dominantes exercées à toutes les finesses du vocabulaire et de la rhétorique. Rien ne semble plus faux quand on lit ce souvenir de Stefan Hertmans qui donne accès à toute la complexité d’Urbain Martien, à son infinie délicatesse ainsi à la qualité de sa présence au monde et de sa sensibilité: « À soixante-dix ans, par un dimanche matin ensoleillé de Pâques, il avait déclaré subitement, les larmes aux yeux, que l’intensité du bleu des iris barbus qui fleurissaient dans le jardin à l’arrière de la maison, associé au jaune vif de leur cœur, lui donnait des palpitations, et que c’était triste qu’un être humain doive mourir sans avoir compris comment tout cela pouvait voir le jour.

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Cette chronique est parue dans le numéro 38